jeudi 5 mars 2015

Inventaire et observations sur les églises
Romanes précoces de Haute-Normandie
(Xe-XIe siècles).


L’architecture romane précoce de Haute-Normandie a depuis longtemps retenu l’attention de nombreux historiens de l’art et archéologues qui ont défini les critères remarquables de ces édifices (1). Récemment,  les travaux de Jacques Le Maho et Jim Morganstern (2) sur l’église de Saint-Pierre de Jumièges ont permis d’avancer sur ce sujet en reculant la date d’édification de ce monument du XIe au IXe siècle.  Ces recherches sur l’architecture et l’art préroman sont menées également en Bourgogne, en Champagne et dans les Pays de Loire sous la direction de Christian Sapin (3).

En 1997, un pré-inventaire des édifices dédiés à Saint-Martin, réalisé dans le cadre  du XVIe centenaire de ce saint, avait mis en valeur le caractère précoce de plusieurs églises par rapport aux canons de l’architecture  de la seconde moitié du  XIe siècle (4). Sur les bases de ce premier travail, un inventaire plus large a été réalisé sur les églises présentant des archaïsmes architecturaux en Haute-Normandie.  Ce corpus regroupe actuellement quarante deux églises, identifiées comme romanes précoces, dans l’attente de datation par C14. L’objet de cet article est de présenter un résumé de ces travaux d’inventaire et des problématiques qui s’en dégagent.  


Les caractéristiques architecturales des églises romanes précoces.



L’appareillage des maçonneries de ces églises  est généralement constitué d’un petit appareillage de silex ou de moellons calcaires. Ces matériaux sont souvent disposés en opus spicatum comme les églises Saint-Martin à Civières (canton d’Ecos, Eure) et  Saint-Chistophe à Reuilly (canton d’Evreux Nord, Eure). Dans quelques cas, on observe des appareillages en opus reticulum avec des pastoureaux ou petits moellons calcaires comme à l’église Saint-Pierre à Courdemanche (canton de Nonancourt, Eure) et  à l’église Saint-Georges à Quessigny (canton de Saint-André de l’Eure, Eure), avec parfois  des alternances de lits de briques comme les églises Saint-Martin à Condé-sur-Risle (canton de Montfort-sur-Risle, Eure), Notre-Dame-d’outre-l’Eau à Rugles (Chef-lieu de canton, Eure), Saint-Martin à Coudray-en-Vexin (canton d’Etrépagny, Eure) et Saint-Georges à Saint-Georges-Motel (canton de Nonancourt, Eure).



Détail des maçonneries du chevet de l'église Notre-Dame d'Outre l'Eau à Rugles. Alternance de petits moellons calcaires et de briques. Ces matériaux sont certainement gallo-romains et proviennent sans doute d'un édifice antique qui a été retrouvé à cet emplacement.




Détail de l’angle sud-est de l’église Saint-Georges à Saint-Georges-Motel. On remarque au niveau du chaînage d’angle une alternance de pierres calcaires et de briques.



Détail du mur nord de l’église Saint-Georges à Quessigny. On remarque la régularité de l’appareillage en petits moellons sur la partie basse du mur (Photographie : Pierre Roussel, Archéo 27).




Détail de la maçonnerie en opus spicatum de l’église Saint-Christophe à Reuilly (Eure).


Ces églises ont toutes comme particularité de n’avoir aucun contrefort d’origine bien que pour les plus petites cela ne soit pas nécessairement un indice de datation. En revanche, pour les plus grandes comme celles de Saint Martin à Cailly (canton de Clères, Seine-Maritime), Saint-Martin à Neaufles-Saint-Martin (Canton de Gisors, Eure) ou Saint-Georges à Saint-Georges-Motel (Canton de Nonancourt Eure), cette absence peut être un indice de précocité par rapport aux édifices romans postérieurs au milieu du XIe siècle comme l’église de Saint-Jean d’Abbetot (Commune de la Cerlangue, canton de Saint-Romain-de-Colbosc,Seine-Maritime) ou les collégiales Saint-Georges à Saint-Martin-de-Boscherville (canton de Duclair, Seine-Maritime), fouillée par Jacques Le Maho (5) et Saint-Pierre à Saint-Philbert-sur-Risle (canton de Montfort-sur-Risle, Eure), fouillée par Isabelle Cartron et Nicolas Wasylyszyn (6).


Ces édifices religieux sont souvent percés de petites fenêtres en plein cintre surmontées soit de claveaux très fins, plus étroits que ceux églises romanes, soit d’un linteau monolithe, gravé de faux claveaux dans la plupart des cas.




Fenêtre à fins claveaux à sur l'église Saint-Martin à Condé-sur-Risle.



Fenêtre à fins claveaux à sur le église Saint-Pierre à  La Croix-Saint-Leufroy.



Porte à fins claveaux dans le mur sud de la nef de l’église Saint-Martin à Neaufles-Saint-Martin.


Fenêtre à linteau monolithe à l'église Saint-Martin de Boissy-sur-Damville.


Fenêtre à linteau monolithe gravé de Faux claveaux à l'église Saint-Martin de Fontaine-la-Soret.

Fenêtre à linteau monolithe gravé de Faux claveaux à l'église Saint-Michel de Bardouville.
Nous n’avons presqu’aucun élément sculpté pour les églises considérées, hormis le cas exceptionnel de Saint-Martin au Coudray-en-Vexin qui possède une pierre d’angle sculptée sur deux faces, représentant deux scènes de la vie de Saint Martin (7). A cet exemple nous pouvons ajouter les exemples des églises de Bardouville qui comporte un linteau de porte sculpté et Coulonges à Sylvains-les-moulins et ses linteaux de fenêtres décorés.

Pierre sculptée sur le chaînage d'angle sud-ouest de l'église Saint-Martin au Coudray-en-Vexin.
Scène représentant vraisemblablement une scène de la vie de Saint-Martin.

Linteau de porte sculptée, façade nord de l'église Saint-Michel à Bardouville.


Linteau de fenêtre sculpté à l'église de Coulonges (Commune de Sylvains-lès-Moulins).
Cela peut représenter la crucifixion de Jésus.  
Concernant le plan de ces édifices, nous remarquons que ces bâtiments sont majoritairement composés d’une nef rectangulaire à un vaisseau unique, prolongée soit par un chœur plus étroit à chevet plat, comme à Saint-Chistophe à Reuilly, soit par une abside semi-circulaire, comme pour l’église Saint-Georges à Saint-Georges-Motel.  Les rares transept de ces édifices ont été ajoutés après le XIIe siècle comme les églises Saint-Martin au Coudray-en-Vexin (canton d’Etrépagny, Eure), Saint-Martin à Civières (canton d’Ecos, Eure). Seules les églises de Cailly (canton de Clères, Seine-Maritime) et de Dampierre (Canton de Gournay, Seine-Maritime) semblent être dès l’origine dotées d’un transept formant ainsi un plan en croix latine.



Chevet Semi-circulaire de l’église Saint-Georges  à Saint-Georges-Motel.


Chevet plat de l’église Saint-Christophe à Reuilly.


La question de la datation.


- Les sources écrites.


Les textes de la période antérieure à Guillaume le Conquérant sont rares et ne parlent que très peu des constructions d’édifices cultuels. Quelques églises parmi celles concernées par notre étude sont bien mentionnées dans des textes du début du XIe siècle comme Saint-Pierre à Dampierre (canton Gournay, Seine-Maritime), mentionnée avant 986 (8), Saint-Martin à Coudres (canton de Saint-André-de-l’Eure, Eure), mentionnée en 1013 (9) ou Notre-Dame à la Ferté (commune de la Ferté Saint-Samson, canton de Forges-lès-Eaux, Seine-Maritime), mentionnée en 1047 (10). Mais ces écrits ne nous donnent aucune description nous permettant d’affirmer que nous sommes en présence de l’édifice actuel.


Le seul édifice dont la construction est mentionnée dans un texte antérieur à l’an mil est l’église de Saint-Georges-Motel. Une charte de 965 mentionne en effet l’édification d’un bâtiment cultuel Saint Georges sur cette localité (11) au moment où celui-ci est donné à l’Abbaye Saint-Père de Chartres (Eure-et-Loir). En raison des caractéristiques architecturales de cette église et compte tenu de cette source écrite, on est en droit de se poser la question de son origine et d’une datation de la seconde moitié du Xe siècle.

- Les vocables et les toponymes.

Les vocables d’églises et les toponymes ne sont pas des moyens de datation fiables même s’ils peuvent donner, en revanche, des indications sur l’ancienneté de la paroisse. Ainsi, la plupart des vocables des édifices attribués au roman précoce sont en général attestés dès le haut Moyen Âge. Les dédicaces les plus fréquentes sont Saint-Martin, Saint-Pierre et Notre-Dame. Nous trouvons également pour ces églises des vocables tels que Saint-Georges ou Saint-Étienne.

Cette remarque est également vraie pour les toponymes des sites d’implantation de ces églises. Ils sont souvent d’origine latine gallo-romaine comme Condé-sur-Risle, Quessigny, Reuilly et Cailly ou germanique comme Courdemanche.

- Les datations par radiocarbone.
Depuis quelques années des chercheurs comme Christian Sapin et Daniel Prigent ont réalisé des datations au radiocarbone à partir de charbons de bois ou de bois prélevés dans les mortiers d'églises ayant les mêmes caractéristiques architecturales que celles abordées dans cet article.
Ces analyses ont donnés des résultats montrant que ces édifices cultuels pouvaient avoir été édifiés entre la seconde moitié du Xe siècle et les premières décennies du XIe siècle.
En Haute-Normandie, un seul édifice a pu être daté. Il s'agit de l'église Saint-Cyr et Sainte-Julitte à Pierre Ronde (Commune de Beaumesnil). Les résultats des quatre prélèvements de bois ont donné une datation de ces éléments variant entre 974 et 1030. Il serait nécessaire afin de confirmer ces résultats d'effectuer de nouvelles datations sur d'autres édifices.


Conclusion.


Dans l’état actuel de nos connaissances, ce type d’église se distingue architecturalement des constructions de la seconde moitié du XIe siècle. Le croisement des indices tels que l’architecture, les sources écrites, la toponymie, les vocables et les datations au radiocarbone d'éléments de bois dans les mortiers nous permet d’avancer l’hypothèse de bâtiments cultuels construits entre la seconde moitié du Xe siècle et la première moitié du XIe siècle pour la plupart d’entre eux.

Malgré quelques épisodes de guerres, les règnes des souverains normands Richard Ier et Richard II ont été marqués par des périodes de paix et de prospérité favorables aux fondations religieuses et on ne peut imaginer que ces souverains et leurs proches ne se soient intéressés qu’aux seuls grandes fondations monastiques tels que Jumièges, Saint-Ouen, Fécamp ou le Mont-Saint-Michel. D’autre part, comment imaginer que toutes les églises paroissiales aient été construites plus d’un siècle après la fondation de la Normandie ?

Les premiers résultats de cette étude, même s'ils sont encourageants mériteraient d'êtes affinés par l'archéologie et par d'autres datations au radiocarbone.




Nicolas Wasylyszyn

Attaché de Conservation du Patrimoine
Groupe de Recherche Archéologique du Pays de Caux.




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Notes :


(1)     Maylis Baylé, L'architecture normande au Moyen Âge. Dir. M. BAYLÉ, 2 vol., Caen - Condé sur Noireau, Presses universitaires de Caen - Corlet, 1997.

(2)     Jacques Le Maho, L’abbaye de Jumièges,  Monum, éditions du patrimoine, Paris 2001.

(3)     Christian Sapin, Pascale Chevalier et Christian Sapin, « ANR Corpus architecturae religiosae europeae [CARE], saec. IV-X », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre], 13 | 2009.

(4)     Nicolas Wasylyszyn, « Introduction au colloque, le XVIe centenaire de la mort de Saint-Martin et la christianisation de la Normandie », dans Haute-Normandie Archéologique n°7, Centre de Recherches Archéologiques de Haute-Normandie, Rouen, 2003

(5)     Jacques Le Maho, Nicolas Wasylyszyn, Saint-Georges-de-Boscherville : 2 000 ans d’Histoire, Groupe de Recherches Archéologiques du Pays de Caux, Association Touristique de l’Abbaye Romane, Rouen, 1998.

(6)     Nicolas Wasylyszyn, « Saint-Philbert-sur-Risle, fouille du prieuré Saint-Pierre », dans Haute-Normandie Archéologique n°7, Centre de Recherches Archéologiques de Haute-Normandie, Rouen, 2003.

(7)     Jacques Le Maho,

(8)      Marie Fauroux, Recueil des actes des Ducs de Normandie de 911 à 1066, dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie tome XXXVI, Caen, 1961.

(9)     Marie Fauroux, Recueil des actes des Ducs de Normandie de 911 à 1066, dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie tome XXXVI, Caen, 1961.

(10)  Marie Fauroux, Recueil des actes des Ducs de Normandie de 911 à 1066, dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie tome XXXVI, Caen, 1961.

(11)  Marie Fauroux, Recueil des actes des Ducs de Normandie de 911 à 1066, dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie tome XXXVI, Caen, 1961.



Eglise Saint-Pierre à Beuvreuil (Commune de Dampierre (en-Bray).




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